Marie : « J’aime cette photo de toi, Antoine. Il me plait à penser que c’est à moi que tu écris cette lettre de New York. Et puis tu sembles si léger … Une mère ressent cela. Tu as accompli tant de choses remarquables dans ta courte existence. Tu as traversé les déserts et les montagnes, franchi les limites, atteint les sommets, connu le succès et défendu la civilisation contre la barbarie. Mais peut-être n’est-ce pas une lettre ? … Es-tu en train d’écrire cette histoire universelle, ce conte qui a bouleversé le monde. Tout a commencé quand tu avais six ans … »
Antoine : – « Lorsque j’avais six ans, j’ai réussi avec un crayon de couleur, à tracer mon premier dessin.
Mon dessin numéro 1. Il était comme ça :
J’ai montré mon chef-d’œuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur. Elles m’ont répondu : « Pourquoi un chapeau ferait-il peur ? » Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J’ai alors dessiné l’intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin d’explications.
Mon dessin numéro 2 était comme ça :
Les grandes personnes m’ont conseillé de laisser de côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés. Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatiguant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications. J’ai donc dû choisir un autre métier et j’ai appris à piloter les avions ».
Antoine : – « J’ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler véritablement, jusqu’ à une panne dans le désert du Sahara, il y a six ans. Quelque chose s’était cassé dans mon moteur.
Petit prince : S’il vous plait … dessine-moi un mouton !
Antoine : Hein ! Petit prince : Dessine-moi un mouton … »
Marie (amusée) : « Le petit prince … quel âge peut-il avoir ? Pas l’âge de raison, sans doute … suivez-le, suivez les étoiles qui vous guideront, ne les quittez pas … Cette voie lactée vous mènera du désert aux planètes lointaines, de la terre à l’imaginaire … dans la poésie d’Antoine … et de son petit prince … »
Petit prince : « Non ! Non ! Je ne veux pas d’un éléphant dans un boa. Un boa c’est très dangereux, et un éléphant c’est très encombrant. Chez moi c’est tout petit, j’ai besoin d’un mouton. Dessine-moi un mouton ».
Antoine : « Alors j’ai dessiné ».
Antoine : « Il regarda attentivement, puis :
Petit prince : Non ! Celui-là est très malade. Fais-en un autre. Antoine : Je dessinai : Mon ami sourit gentiment, avec indulgence :
Petit prince : Tu vois bien … ce n’est pas un mouton, c’est un bélier. Il a des cornes …
Antoine : Je refis donc encore mon dessin : mais il fut refusé comme les précédents :
Petit prince : Celui-là est trop vieux. Je veux un mouton qui vive longtemps.
Antoine : Alors, faute de patience, comme j’avais hâte de commencer le démontage de mon moteur, je griffonnai ce dessin-ci. Et je lançais : « Ça c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans ». Mais je fus bien surpris de voir s’illuminer le visage de mon jeune juge :
Petit prince : C’est tout à fait comme ça que je le voulais ! (…)
Petit prince : Crois-tu qu’il faille beaucoup d’herbe à ce mouton ?
Antoine : Pourquoi ?
Petit prince : Parce que chez moi c’est tout petit …
Antoine : « C’est que sa planète d’origine était à peine plus grande qu’une maison ! (…) Il possédait deux volcans en activité. Et c’était bien commode pour faire chauffer le petit déjeuner du matin. Il possédait aussi un volcan éteint. (…)
Petit prince : C’est bien vrai, n’est-ce pas, que les moutons mangent les arbustes ?
Antoine : Oui. C’est vrai.
Petit prince : Ah ! Je suis content ».
Antoine : « (…) Et en effet, sur la planète du petit prince, il y avait comme sur toutes les planètes, de bonnes et de mauvaises herbes (…) Or il y avait des graines terribles sur la planète de petit prince … c’étaient les graines de baobabs. Le sol de la planète en était infesté. Or un baobab, si l’on s’y prend trop tard, on ne peut plus jamais s’en débarrasser (…).
Petit prince : Quand on a terminé sa toilette du matin, il faut faire soigneusement la toilette de la planète. Il faut s’astreindre régulièrement à arracher les baobabs dès qu’on les distingue d’avec les rosiers auxquels ils ressemblent beaucoup quand ils sont très jeunes. C’est un travail très ennuyeux, mais très facile » (…).
Petit prince : « Si quelqu’un aime une fleur qui n’existe qu’à un seul exemplaire dans les millions et les millions d’étoiles, ça suffit pour qu’il soit heureux quand il les regarde. Il se dit « ma fleur est là quelque part … »
Antoine : Je crois qu’il profita, pour son évasion, d’une migration d’oiseaux sauvages (…). Il se trouvait dans la région des astéroïdes 325, 326, 327, 328, 329 et 330. Il commença donc par les visiter pour y chercher une occupation et pour s’instruire ».
Antoine : « Le premier était habité par un roi (…)
Le roi : Ah ! voilà un sujet,
Antoine : … s’écria le roi quand il aperçut le petit prince. Et le petit prince se demanda :
Petit prince : Comment peut-il me reconnaitre puisqu’il ne m’a encore jamais vu ?
Antoine : Il ne savait pas que, pour les rois, le monde est très simplifié. Tous les hommes sont des sujets (…). Mais le petit prince s’étonnait. La planète était minuscule. Sur quoi le roi pouvait-il bien régner ? » (…).
Petit prince : Sire … sur quoi régnez-vous ? (…)
Antoine : Le roi d’un geste discret désigna sa planète, les autres planètes et les étoiles.
Le petit prince : Sur tout ça ? dit le petit prince.
Le roi : Sur tout ça … répondit le roi. (…)
Le petit prince : Je voudrais voir un coucher de soleil … Faites-moi plaisir … Ordonnez au soleil de se coucher … (…)
Le roi : Hem ! Hem ! lui répondit le roi qui consulta d’abord un gros calendrier, hem ! hem ! ce sera, vers … vers … ce sera ce soir vers sept heures quarante ! Et tu verras comme je suis bien obéi.
Antoine : Le petit prince bâilla (…) puis, avec un soupir, prit le départ ».
Antoine : « La seconde planète était habitée par un vaniteux. Le vaniteux : Ah ! ah ! Voilà la visite d’un admirateur !
Antoine : … s’écria de loin le vaniteux dès qu’il aperçut le petit prince. Car pour les vaniteux, les autres hommes sont des admirateurs ».
Le petit prince : « Bonjour, dit le petit prince. Vous avez un drôle de chapeau.
Le vaniteux : C’est pour saluer, lui répondit le vaniteux. C’est pour saluer quand on m’acclame (…). Frappe tes mains l’une contre l’autre … (…)
Antoine : Le petit prince frappa ses mains l’une contre l’autre. Le vaniteux salua modestement en soulevant son chapeau (…).
Le vaniteux : Est-ce que tu m’admires vraiment beaucoup ? demanda-t-il au petit prince (…).
Le petit prince : Je t’admire, dit le petit prince, en haussant un peu les épaules, mais en quoi cela peut-il bien t’intéresser ?
Antoine : et le petit prince s’en fut ».
Antoine : La planète suivante était habitée par un buveur. Cette visite fut très courte mais elle plongea le petit prince dans une grande mélancholie ».
Le petit prince : Que fais-tu là ? (…)
Le buveur : Je bois, répondit le buveur, d’un air lugubre.
Le petit prince : Pourquoi bois-tu ? lui demanda le petit prince.
Le buveur : pour oublier … (…) pour oublier que j’ai honte, avoua le buveur en baissant la tête.
Le petit prince : Honte de quoi ? s’informa le petit prince qui désirait le secourir.
Le buveur : Honte de boire ! acheva le buveur qui s’enferma définitivement dans le silence.
Antoine : Et le petit prince s’en fut, perplexe ».
Antoine : La quatrième planète était celle du businessman. Cet homme était si occupé qu’il ne leva même pas la tête à l’arrivée du petit prince (…)
Le businessman : Trois et deux font cinq … vingt-six et cinq trente et un. Ouf ! Ça fait donc cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente et un.
Le petit prince : Cinq cents millions de quoi ?
Le businessman : Millions de petites choses que l’on voit quelques fois dans le ciel (…)
Le petit prince : Des abeilles ?
Le businessman : Mais non. Des petites choses dorées qui font rêvasser les fainéants. Mais je suis sérieux, moi ! Je n’ai pas le temps de rêvasser.
Le petit prince : Ah ! des étoiles ?
Le businessman : C’est bien ça. Des étoiles (…) Je les possède.
Le petit prince : Tu les possèdes ? (…) Moi, dit-il encore, je possède une fleur que j’arrose tous les jours. Je possède trois volcans que je ramone toutes les semaines (…) C’est utile à mes volcans, et c’est utile à ma fleur, que je les possède. Mais tu n’es pas utile aux étoiles.
Antoine : Le businessman ouvrit la bouche mais ne trouva rien à répondre, et le petit prince s’en fut ».
Antoine : La cinquième planète était très curieuse. C’était la plus petite de toutes. Il y avait là juste assez de place pour loger un réverbère et un allumeur de réverbère. (…)
Le petit prince : Bonjour. Pourquoi viens-tu d’éteindre ton réverbère ?
L’allumeur : C’est la consigne, répondit l’allumeur. Bonjour. (…)
Le petit prince : Mais pourquoi viens-tu de le rallumer ?
L’allumeur : C’est la consigne, répondit l’allumeur … (…) Je fais là un métier terrible. C’était raisonnable autrefois. J’éteignais le matin et j’allumais le soir. J’avais le reste du jour pour me reposer, et le reste de la nuit pour dormir …
Le petit prince : Et, depuis cette époque, la consigne a changé ?
L’allumeur : La consigne n’a pas changé, dit l’allumeur. C’est bien là le drame ! La planète d’année en année a tourné de plus en plus vite, et la consigne n’a pas changé !
Le petit prince : Alors ? dit le petit prince.
L’allumeur : Alors maintenant qu’elle fait un tour par minute, je n’ai plus une seconde de repos. J’allume et j’éteins une fois par minute ! »
Le petit prince : « Celui-là (…) c’est le seul qui ne me paraisse pas ridicule. C’est, peut-être, parce qu’il s’occupe d’autre chose que de soi-même.
Antoine : La sixième planète était une planète dix fois plus vaste. Elle était habitée par un vieux Monsieur qui écrivait d’énormes livres ».
Le géographe : « Je suis géographe, dit le vieux Monsieur.
Le petit prince : Qu’est-ce qu’un géographe ?
Le géographe : C’est un savant qui connait où se trouvent les mers, les fleuves, les villes, les montagnes et les déserts (…) mais je ne suis pas explorateur. (…) Le géographe est trop important pour flâner. Mais il reçoit les explorateurs. Il les interroge, et il prend en note leurs souvenirs. (…) Mais toi, tu viens de loin ! Tu es explorateur ! Tu vas me décrire ta planète ! (…)
Le petit prince : Oh ! chez moi, dit le petit prince, ce n’est pas très intéressant, c’est tout petit. J’ai trois volcans (…) j’ai aussi une fleur.
Le géographe : Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe, (…) parce que les fleurs sont éphémères.
Le petit prince : Qu’est-ce que signifie « éphémère » ? (…)
Le géographe : Ça signifie « qui est menacé de disparition prochaine »
Le petit prince : Ma fleur est éphémère, se dit le petit prince (…) Et je l’ai laissée toute seule chez moi !
Antoine : Ce fut là son premier mouvement de regret. Mais il reprit courage :
Le petit prince : Que me conseillez-vous d’aller visiter ? demanda-t-il
Le géographe : La planète Terre, lui répondit le géographe. Elle a une bonne réputation … »
Antoine : Et le petit prince s’en fut, songeant à sa fleur.
La septième planète fut donc la Terre (…)
Le petit prince : Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli …
Le renard : Je suis un renard, dit le renard ».
Le petit prince : « Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste …
Le renard : Je ne puis pas jouer avec toi. Je ne suis pas apprivoisé.
Le petit prince : Ah ! pardon, fit le petit prince.
Antoine : Mais, après réflexion, il ajouta :
Le petit prince : Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ? (…)
Le renard : C’est une chose trop oubliée. Ça signifie « créer des liens … ».
Le petit prince : Créer des liens ?
Le renard : Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serais pour toi unique au monde …
Marie (répète) : « … Tu seras pour moi unique au monde … Antoine … Mon fils, tu as construit ta vie d’homme, sur terre comme dans les airs, tu as franchi les montagnes, vaincu le désert … et tu as raconté tout cela sur des pages que nous tournons encore … Ta vie est unique au monde ».
Marie : – « l’homme unique que tu es, a été très bien décrit par ton ami Joseph Kessel, écrivain et aviateur lui aussi … Il a dit, je crois, que contrairement à beaucoup d’hommes de poésie et d’action qu’il a rencontré, tu es le seul a être à la fois entièrement écrivain et entièrement pilote. Cette vie d’aviateur nomade a nourri ton talent d’écrivain. J’ai en fréquente pensée cette question que tu te posais et qui revenait comme un refrain … »
Antoine : – « Que peut-on, que faut-il dire aux hommes ? »
Marie : – « La réponse se trouve dans tes livres, dans ta vie qui commence dans un parc ombragé, terrain de jeu de ton enfance ».
Marie : – « Dieu sait comme tu as pu nous embêter avec tes plans, moteurs et mécaniques en tout genre. Nous avons tous le souvenir dans la famille de ta bicyclette à voile et de l’installation compliquée d’une rampe pour la faire s’envoler de quelques centimètres … Tout ça depuis les exploits de l’américain Wilbur Wright … Il est vrai qu’une heure et demie de vol continu … en 1908 … Il y avait de quoi s’enthousiasmer ! Mais de là à me désobéir ! Prétendre que tu avais mon autorisation pour faire ton baptême de l’air à seulement douze ans, là tu as exagéré Antoine … dans un avion de bric et de broc ! … et à un jet de pierre de Saint-Maurice, sur le champ d’aviation d’Ambérieu … C’est à partir de ce jour-là que tu as su que tu en ferais ton métier … et que j’ai commencé à m’inquiéter. Mais que peut faire une mère contre une passion dont elle sait pourtant qu’elle va éloigner un fils aimé ? ».
Marie de Saint Exupéry / Mère d’Antoine : Ils avaient aussi inventé une bicyclette à voile.
Simone / soeur d’Antoine : Il avait demandé (un drap) à notre gouvernante mademoiselle Marguerite que nous appelions Moisy et il avait monté ce vieux drap sur un manche à balai, fixé le manche sur la bicyclette et il s’était mis au sommet de la descente et nous frères et sœurs, nous étions à le regarder. Alors hop Antoine file.
Marie: Il paraît qu’au bout du parc, la bicyclette s’envolait dans les airs ! C’était sa première expérience de l’aviation !
Gabrielle de Saint Exupéry / sœur d’Antoine : Il est entré dans la salle à manger, nous étions déjà à table depuis fort longtemps, comme une trombe et se mettant à crier : « je viens de voler ». Tout le monde a été sidéré et notre arrière-grand-mère qui présidait la table et qui était très sévère -il fallait être à l’heure pour les repas- était déjà très très contrariée et elle s’est mise à crier : « cet enfant nous tuera et se tuera lui-même. »
Interviewer : Est-ce qu’il avait l’autorisation pour prendre son baptême de l’air ?
Gabrielle : Je ne crois pas. Il avait l’autorisation d’aller sur le terrain mais notre mère ne lui avait certainement pas donné l’autorisation de voler.
Marie : – « Je me souviens que tu as rejoint la future Aéropostale en 1926 … parce que je t’ai vu moins souvent à partir de là. Risquer sa vie pour faire voler du courrier de Toulouse à Dakar, c’est bien une idée de toi ça … cinq ans de permis de vol seulement, quelques baptêmes de l’air … J’ai toujours admiré ton courage, cette envie d’affronter les éléments et de vaincre ta peur.
Antoine : – Ma petite maman, je pars à l’aube pour Dakar et j’en suis bienheureux. Je suis bien triste de vous quitter, mais, voyez-vous, je suis en train de me faire une situation solide.
Marie : – C’est là que tu es tombé amoureux du désert, à force de le survoler, de t’y poser dans des conditions presque toujours périlleuses … la chance t’a souvent accompagné Antoine.
Antoine : – Le désert pour nous ? C’était ce qui naissait en nous. Ce que nous apprenions sur nous-mêmes.
Marie : – Au point d’y vivre presque seul pendant dix-huit mois ! Cap Juby … un bout du monde. Chef d’aéroplace ! … et quelle aéroplace !
Antoine : – Un fort sur une plage, notre baraque qui s’y adosse et plus rien pendant des centaines et des centaines de kilomètres (…) C’est un dépouillement total. Un lit fait d’une planche et d’une paillasse maigre, une cuvette, un pot d’eau. Une chambre de monastère.
Marie : – Heureusement tu avais aussi du papier et un stylo … C’est dans cette baraque qu’est né Courrier Sud, ton premier roman, sans compter les lettres que tu m’écrivais. Avec ce livre, tu as fait entrer l’aéropostale dans l’histoire et par ton humanité à Cap Juby, tu as gagné l’estime des tribus maures qui t’entouraient, pourtant hostiles.
C’est au contact des ouvriers, des mécaniciens, des monteurs, des radios, qu’il a découvert la noblesse du travail, les ressources profondes qui permettaient d’espérer réunir un jour les Hommes et les faire s’unir par-dessus leurs divisions. C’est au Cap Juby et surtout là que Saint Exupéry a découvert la beauté et la nécessité des relations humaines. Nous subissions des problèmes très di ciles à régler dans la traversée du Rio del Oro. Les Maures nous considéraient comme des ennemis irréductibles, nous traitaient comme tels, avaient tué trois des nôtres et il fallait trouver une solution dans la nature de nos relations ; il fallait les humaniser. C’est pourquoi j’ai envoyé Saint Exupéry qui à l’époque me paraissait le plus préparé, le plus indiqué pour réunir les conditions nécessaires pour faire comprendre la nature de notre action aux Maures. Saint Exupéry après quelques mois de présence a fait si bien connaître d’un côté aux Espagnols la pureté de nos intentions et aux Maures la noblesse de nos sentiments que les Espagnols hissaient le drapeau tricolore et le drapeau espagnol à chaque passage de nos avions, ce qui constituait un spectacle très étonnant pour les Maures et d’un autre côté Saint Exupéry avait réussi à convaincre les Maures qu’il existait autre chose dans nos aspirations que lâcher des bombes et il a fait connaître lui-même des sentiments tellement ignorés de ces peuplades qu’ils ont littéralement éclaté dans le désert et se sont propagés comme la poudre et nous ont fait apprécier de ces quelques milliers de Maures de telle manière que nous avons pu en faire rapidement des collaborateurs qui sont devenus des interprètes à bord de nos avions.
« Au cours des premières années de la ligne Casablanca-Dakar, à l’époque où le matériel était fragile, les pannes, les recherches et les sauvetages nous ont contraints d’atterrir souvent en dissidence.
Or le sable est trompeur : on le croit ferme et l’on s’enlise. Quant aux anciennes salines qui semblent présenter la rigidité de l’asphalte, et sonnent dur sous le talon, elles cèdent parfois sous le poids des roues. La blanche croûte de sel crève, alors, sur la puanteur d’un marais noir.
La dissidence ajoutait au désert. Les nuits de Cap Juby, de quart d’heure en quart d’heure, étaient coupées comme par le gong d’une horloge : les sentinelles, de proche en proche, s’alertaient l’une l’autre par un grand cri réglementaire. Le fort espagnol de cap Juby, perdu en dissidence, se gardait ainsi contre des menaces qui ne montraient point leur visage. Et nous, les passagers de ce vaisseau aveugle, nous écoutions l’appel s’enfler de proche en proche, et décrire sur nous des orbes d’oiseaux de mer.
Et cependant, nous avons aimé le désert. »
Antoine : – Je fais un métier d’aviateur, d’ambassadeur et d’explorateur.
Marie : – Et te voilà reparti ! … Encore un peu plus loin de moi … en Argentine. Tu y retrouves Mermoz et ton cher Guillaumet qui franchissent les montagnes glacées des Andes cette fois, pour ce précieux courrier … Toi tu fonces à la pointe sud du continent affronter les cyclones de la Patagonie, défricher de nouvelles routes, tu remplaces au vol des amis blessés … Aujourd’hui Guillaumet s’est perdu en pleine montagne, tu le cherches en avion pendant des heures … Il survivra (…) par ses propres moyens. Tu trouves encore le temps d’écrire un deuxième roman Vol de nuit dont le succès littéraire ne plait pas à tous tes amis aviateurs. Ils pensent que tu cherches à te mettre en valeur alors que tu ne fais que mettre en valeur leurs qualités humaines exceptionnelles.
Antoine : – … Alors toute la vie est gâtée si les meilleurs de mes camarades se sont fait cette image de moi (…) après le crime que j’ai fait en écrivant Vol de nuit.
Marie : – J’espère que ta rencontre avec ta future femme Consuelo, belle artiste salvadorienne, aura apaisé le chagrin de cette injustice ».
Antoine : – « Nous allons fuir ce plateau maudit, et marcher à grands pas, droit devant nous, jusqu’à la chute. C’est l’exemple de Guillaumet dans les Andes que je suis : je pense beaucoup à lui depuis hier. (…) Encore une fois, nous découvrons que nous ne sommes pas les naufragés. Les naufragés, ce sont ceux qui attendent ! Ceux que menace notre silence …
Marie : – Quatre jours sans nouvelle … sans savoir où ton mécanicien et toi êtes tombés … Quelle idée de vouloir battre des records … D’accord, il faut bien vivre Antoine … mais il faut vivre avant tout. Quatre jours d’agonie sans eau et ta chance, toujours elle, que tu es allé chercher dans ce désert, toujours lui, ce désert inspirant peuplé de mirages aux cheveux blonds et de petits renards aux grandes oreilles. J’ai rêvé alors que tu ne volerais plus … que l’écriture de ce qui sera Terre des hommes te retiendrait, mais tu es reparti de Casablanca à Bamako, puis de New York à Punta Arénas en Terre de Feu … Cette fois les nouvelles sont arrivées vite de Guatemala City, ton avion en miettes, ton corps qui ne vaut guère mieux … Ta chance ultime, encore une fois ».
3.46 : A ma grande surprise, le premier craquement au lieu d’aboutir à l’écrasement définitif se prolongea dans la cabine à la façon d’un tremblement de terre. Je subissais une secousse ininterrompue d’une extrême violence et qui se prolongea six secondes environ. Je ne savais comment interpréter ce phénomène quand je subis la secousse d’arrêt qui fut plus forte que les autres et pulvérisa l’aile droite. L’avion, sur un cheval de bois s’était bloqué. Prévot puis moi sautâmes hors de l’avion par peur du feu. Armé d’une lampe électrique j’inspectai aussitôt le sol. Il était composé de sable recouvert de pierres noires et rondes. Aucun brin d’herbe, aucune trace de végétation. Je parcourus un long circuit, Prévot et sa lampe formant repère, et reconnus finalement que je venais de tamponner le désert. 4.34
5.14 : Nous parcourûmes ce jour-là 60 à 70 km, retour à l’avion compris. A 35 km de distance, du haut d’une crête, nous n’avions encore rien aperçu sinon des mirages qui se dissolvaient quand nous avancions. 5.29
5.55 : Je partis seul et toujours sans eau pour de nouvelles explorations. Je marchai ce jour-là 8 à 9 heures à allure rapide. La marche était d’autant plus fatigante que je devais, même quand le sol était dur, laisser des traces pour le retour. 6.08
6.25 : L’absence d’eau commençait à se faire sentir durement. Nous décidâmes donc de partir à l’aube abandonnant notre appareil et de marcher droit devant nous jusqu’à la chute. Il nous paraissait inutile de faire demi-tour vers l’avion puisque l’on nous cherchait ailleurs. Je me souvenais de Guillaumet qui s’était ainsi sauvé dans les Andes et c’est son exemple que je suivais. 6.42
7.18 : Le lendemain dans la matinée, si épuisés que nous n’avancions plus que par étapes de 200 m, nous atteignîmes une piste et fûmes recueillis par une caravane. 7.28
Marie : – « Et (…) tu t’es mis à essayer des avions, des engins pas toujours au point … Petit, tu dessinais déjà des plans et des moteurs alors … rien d’étonnant. Tu essaies, tu améliores, tu inventes … La technique et la science t’ont toujours passionné … plus de douze brevets déposés il me semble … je t’ai entendu parler d’ondes électromagnétiques, de balise, de choses trop techniques pour moi. Je t’ai entendu parler d’hydravion Latécoère aussi … autre folle idée que de vouloir se poser sur l’eau, surtout tête en l’air comme tu es.
Antoine : – La mer fait partie d’un monde qui n’est pas le mien. La panne, ici, ne me concerne pas, ne me menace même pas : je ne suis point gréé pour la mer.
Marie : – Il n’y a guère de doute, Antoine. Et ce jour où tu as raté ton amerrissage dans la baie de Saint-Raphaël … aux commandes de l’hydravion que tu convoyais, tu voulais nous rejoindre pour Noël au château d’Agay … tu as tout simplement failli te noyer ! Tu es resté un enfant toute ta vie à essayer des grands jouets en quelque sorte ».
Marie : – « Et puis j’aime chez toi cette curiosité, ce vif intérêt que tu as pour le cinéma, la propagande ou la presse. Tu pressens l’importance de l’image et de son pouvoir que tu vas mettre au service de l’aviation et de ton métier de pilote. Tu tournes, tu écris un scénario, un récit, des dialogues, tu voyages encore … tu as en toi l’impatience des vies pressées. Tu te passionnes pour le cinéma au point que tes deux premiers romans deviennent des films en France et à Hollywood. Inutile de dire que tu ne laisses personne te doubler pour les scènes d’aviation, même les plus risquées. Le hasard te fait rencontrer Jean Renoir, réalisateur de La grande illusion et de La règle du jeu. Il est bouleversé par la lecture de Terre des Hommes et souhaite en faire un film avec toi …
Antoine : – Cher Jean Renoir, je regrette beaucoup Hollywood, non pas pour Hollywood, mais pour vous. Vous êtes un des hommes de cette planète pour lequel j’ai le plus d’amitié et le plus d’estime.
Marie : – Une amitié commence et c’est là l’essentiel. Peu importe que les studios américains n’aient pas saisi l’occasion mais je dois reconnaitre que j’aurai aimé voir ce film ».
Cher Jean Renoir
Je vais commencer le récit du film. Mais vous savez, je me sens très intimidé devant cet appareil ; je me rappelle que Dido dit que je bredouille. Je pense que vous n’allez rien comprendre. J’avais l’intention d’improviser un petit préambule pour vous dire comme j’avais été content d’avoir passé ces quelques jours chez vous, quelle amitié profonde j’ai pour vous. Et puis mon petit préambule, je reste un peu sec devant.
Enfin je vais essayer quand même de raconter mon histoire. (…) L’histoire débute à Toulouse, chez le directeur de la Compagnie. Le jeune pilote qui va partir pour la première fois en courrier, reçoit les derniers conseils… »
Antoine : – « Je vais vous montrer que j’ai une belle voix … c’est pour vous faire plaisir … (Antoine chante une chanson pendant 15 à 20 secondes puis elle disparait sous la voix de Marie, enregistrement existant avec Jean Renoir)
Marie : – Tu chantes … tu fais des tours de cartes … tu amuses, tu charmes, tu racontes des histoires sans fin aussi … des histoires comme celles que je te contais ainsi qu’à ton frère et tes sœurs, à Saint-Maurice-de-Rémens. J’entends encore vos rires dans le parc, vos courses effrénées sous l’orage … tu es bien vite devenu l’homme de la maison à la mort de ton cher frère. Ton père était lui aussi parti depuis longtemps, il ne restait plus que des femmes autour de toi. Tu es resté fidèle à ton enfance comme à ta famille ou à tes amis. Les choses semblent plus compliquées avec les femmes.
Antoine : – Je ne sais rien du destin de l’amour. Je m’embrouille dans l’amour. J’y suis décevant et contradictoire. Mais la tendresse ou l’amitié, une fois qu’elles ont germé en moi, n’en finissent pas d’y vivre.
Marie : – Beaucoup de femmes t’ont aimé Antoine et toi, je t’ai toujours connu amoureux, tu es capable de beaucoup de choses par amour. Seule Consuelo t’a épousé mais toutes sont restées proches de toi, y compris dans les temps difficiles. J’ai juste le regret qu’aucune d’elle ne t’ait donné l’enfant souhaité.
Antoine : – L’amitié véritable, je la reconnais à cela qu’elle ne peut être déçue.
Marie : – C’est d’abord l’amitié de tes camarades d’aventures, le séduisant Mermoz et l’humble Guillaumet, ton frère de vol et avec eux tous les pilotes de combat au milieu desquels tu te sens (…) solidaire. Il y a ces belles amitiés fondées sur l’affinité intellectuelle avec des hommes et des femmes brillants. Et enfin il y a l’amitié des sorties nocturnes qui se terminent au petit jour en refaisant le monde et en proclamant des serments affectifs définitifs …
Antoine : Il continue quelques instants la chanson entamée au début du relais.
Marie : Mon premier souvenir c’est Antoine me suivant dans le parc avec une petite chaise verte et toutes les fois que je m’arrêtais, Antoine s’asseyait sur sa petite chaise et attendait que je reparte. Nous faisions comme ça tout le tour du parc. Il était excessivement vivant, sensible, assez insupportable ; mais alors d’une sensibilité extrême.
Simone : C’était un ravissant enfant. Ravissant. Des cheveux blonds frisés qui lui faisaient une auréole lumineuse et on l’appelait le Roi Soleil.
Marguerite, gouvernante : Il était très bon, il avait très bon cœur ; très droit aussi. Il était incapable d’une vilenie. Mais il faisait ce qu’il voulait.
Précepteur : Les professeurs notent en effet que Saint-Ex n’était ni un enfant sage ni un chahuteur ni un cancre ni un brillant élève.
Un jour, à l’issue d’un dîner que nous venions de faire chez moi en compagnie de Jean Renoir, Saint Exupéry me remit un paquet : c’étaient les épreuves de son prochain livre, Terre des hommes. Et avec cette timidité, cette pudeur, émouvantes chez un homme de cette qualité, Saint Exupéry me pria de lire ces épreuves et de lui téléphoner mes impressions.
Le lendemain matin, je lui donnais un coup de téléphone enthousiaste ; j’étais à la fois bouleversé par la lecture de ce livre admirable et par la con ance dont me témoignait Saint-Ex. « Et vraiment, insista-t-il, c’est publiable ? » Je m’écriai : « mais c’est un chef d’oeuvre cher Tonio ! » « Alors je vais donner le bon à tirer ». Il ajouta : « avant de publier un livre, je le soumets toujours à quelques amis.
Un livre, ça se retrouve toujours. Un ami, non. Et je ne voudrais pas compromettre mes amitiés en publiant un bouquin dont mes amis ne seraient pas fiers. »
Antoine : – « Il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles.
Marie : – L’amour, l’amitié, la fraternité, la fidélité, la solidarité, la responsabilité, la beauté du monde … Voilà, pour toi, les vrais combats qui valent à la vie d’être vécue. Lorsque que je relis tes livres, et tous ont connu le succès, j’y retrouve cette philosophie humaniste éclairante que tu laisses à tes contemporains, empreinte d’authenticité et d’espoir. Je sais l’immense travail que t’a demandé chacun de ces ouvrages et le désespoir, parfois, de ton éditeur Gallimard à devoir attendre et attendre encore l’arrivée d’un manuscrit que tu taillais tel un diamant jusqu’à ce qu’il te semble parfait. Ton grand ami Léon Werth a dit de toi : « Saint Exupéry écrivain hausse le naturel au sublime et contraint le sublime au naturel ». Tu imagines mon bonheur en lisant cela.
Marie : – « Dans les années qui ont précédées cette horrible guerre qui allait t’emporter, te voilà grand reporter au milieu des tourmentes politiques annonciatrices du mal être des hommes. Le journal Paris-Soir t’envoie en URSS puis en mission en pleine guerre d’Espagne, cette guerre civile dont tu dis qu’on y fusille plus qu’on y combat. Tu observes et racontes, maudissant les idéologies qui ne savent pas protéger les femmes et les enfants. La politique ne t’intéresse guère finalement … tu as la vision de l’essentiel, l’Esprit de tes semblables … La mère que je suis reste très fière de ça.
Antoine : – Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère dans laquelle après tout on s’installe aussi bien que dans la paresse. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné …
Marie : – … Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme. Il y a beaucoup de citations de toi que je connais par cœur. J’aime aussi beaucoup celle-ci : une vérité ce n’est point ce qui se démontre, c’est ce qui simplifie le monde.
Antoine : – Ne comprenez-vous pas que, quelque part, nous avons fait fausse route ? La termitière humaine est plus riche qu’auparavant, nous disposons de plus de biens et de loisirs, et, cependant, quelque chose d’essentiel nous manque que nous savons mal définir. Nous nous sentons moins hommes, nous avons perdu quelque part de mystérieuses prérogatives ».
La propagande allemande a travaillé avec génie, comme ces studios américains où des équipes spécialisées inventent des gags de cinéma. Leurs équipes de publicistes s’attachaient chaque fois à résoudre le problème suivant : l’Allemagne, pour s’agrandir doit absorber tel territoire ; comment présenter à l’univers pour le troubler dans sa logique et le gêner dans sa conscience la nouvelle revendication ? Et l’équipe lançait des formules et toujours des formules. Les formules se contredisaient mais peu importe, les marchands de publicité savent bien que les foules n’ont guère de mémoire.
Les publicitaires s’appuient sur Goethe ou Bach et ainsi Goethe ou Bach que l’Allemagne d’aujourd’hui ferait pourrir dans un camp de concentration ou expulserait comme Einstein, servent de justification à l’ypérite et au bombardement de villes ouvertes. Mais le pangermanisme n’a rien à voir avec Goethe ou Bach ainsi réduits en esclavage, rien à voir avec l’idéologie du droit des peuples, rien à voir avec l’espace vital. Il s’agit de l’espace tout court ; le pangermanisme, c’est la tendance à l’expansion, cette tendance qui fait partie du patrimoine de toutes les espèces animales : chaque race tend à pulluler et exterminer les autres.
L’Allemagne ne s’explique point par des idéologies raisonnées ; elle ne tend point vers des buts exprimables, les buts de l’Allemagne ne sont que des points de mire successifs, des commodités publicitaires, le but véritable de l’Allemagne, c’est tout simplement d’augmenter. C’est pourquoi aujourd’hui il s’agit pour nous non seulement de combattre contre le nazisme ou pour la Pologne ou pour les Tchèques ou pour la civilisation, il s’agit de combattre d’abord pour continuer d’exister.
Antoine : – « Le métier de témoin m’a toujours fait horreur. Que suis-je si je ne participe pas ? J’ai besoin, pour être de participer. Je me nourris de la qualité de mes camarades, cette qualité qui s’ignore, parce qu’elle se fout bien d’elle-même.
Marie : – La guerre est là et il n’est pas question pour toi de ne pas prendre part au combat alors que tous voulaient te préserver.
Antoine : – Nous sommes tous de France comme d’un arbre.
Marie : – Il te faut apprendre à être pilote de guerre, toi le pionnier de l’Aéropostale … mais comment prendre part sans tuer d’autres hommes. Alors tu intègres une escadrille de reconnaissance chargée de repérer et photographier les lignes ennemies … Tes camarades, tous plus jeunes que toi, vont apprendre ta modestie, ta bonne humeur et tes tours de cartes.
Antoine : – J’aime le Groupe II/33 parce que j’en suis, qu’il m’alimente et que je contribue à l’alimenter. Il est ma substance même. Je suis du Groupe. Et voilà tout.
Marie : – Les trois quarts d’entre vous vont mourir au cours de cette campagne de France, de cette France écrasée, incendiée, ensevelie dans l’ombre et jetée sur les routes de l’exode. Ta chance est toujours là, même ce 23 mai 40, au-dessus d’Arras … Plus tard, lorsque j’ai lu ce récit dans ton livre « Pilote de guerre », j’ai ressenti cette peur indicible qui devait être la vôtre. Et puis vient l’armistice que tu subis. Tu as pu venir quelques temps à Agay, c’est la dernière fois que je t’ai vu Antoine. Et comme à ton habitude, tu es reparti, aux Etats-Unis cette fois. C’est en chemin que tu as appris la mort de ton cher ami Guillaumet.
Antoine : – Guillaumet est mort, il me semble ce soir que je n’ai plus d’amis. Je suis le seul qui reste de l’équipe Casa-Dakar et d’Amérique du Sud, plus un seul, plus un … Il y a toute la vie à recommencer ».
Cent-soixante-douze.
Entendu. Cent-soixante-douze.
Cent-soixante-quatorze.
Entendu. Cent-soixante-quatorze.
Mon Capitaine, ils tirent.
(à partir d’ici, bruits de DCA ; cela doit aller crescendo ; puis éclatement des obus près de la carlingue ; chocs sourds des morceaux d’obus qui déchirent la carlingue)
Ça commence à faire vilain, mon Capitaine…
Zigzaguez ! Capitaine !
Capitaine ! A gauche tirent très fort ! Obliquez !
Ah, ça s’aggrave….
Ah ! Capitaine. Je n’ai jamais vu ça…
Dutertre, loin encore ?…
… si pouvions tenir trois minutes encore aurions terminé… mais…
Passerons peut-être…
Jamais !
(Un coup très proche secoue la carlingue)
Blessé ?
Non !
Hep ! le mitrailleur, blessé ?
Non !
Capitaine !
Quoi ?
Formidable !
Ah ! la ! la !…
(les bruits de DCA s’estompent rapidement ; ils sont sortis d’affaire !)
Ça va, Dutertre ?
Ça va, mon Capitaine. Deux-cent-quarante. Dans vingt minutes on descendra sous le nuage. On se repèrera quelque part sur la Seine.
Ça va le mitrailleur ?
Euh … oui … mon Capitaine … ça va.
Pas eu trop chaud ?
Euh … non … oui.
Marie : – « Je sais que tu as vécu ces trois années à New York comme un exil. L’inaction n’est pas ton point fort. Sans doute ressens-tu au milieu de cette termitière le besoin de parler aux hommes qui s’agitent sous tes fenêtres. Alors tu écris, tu dessines et tu peins l’histoire d’une rencontre entre un petit bonhomme aux cheveux blonds et un aviateur en panne dans le désert … une aventure que tu connais bien. Il y a des années que tu construis cette histoire, que tu cherches comment l’illustrer. Elle fait partie de toi. Ce conte, que j’ai relu tant de fois jusqu’à l’avoir au fond du cœur, n’est pas un conte pour enfants mais celui d’un enfant qui questionne les adultes que nous sommes devenus sans jamais leur faire la morale. Il rit, pleure, s’indigne et doute parfois jusqu’au désespoir. Ces émotions universelles vont émouvoir le monde entier, Antoine … et tu ne le sauras jamais. Comment pouvais-tu penser que le petit prince deviendrait ainsi le messager de tes convictions … Comment pouvais-tu imaginer qu’il serait le livre français le plus traduit et lu sur cette planète ».
Marie : – « Ta notoriété est parvenue de l’autre côté de l’atlantique, Terre des Hommes t’y a précédé. Tu cherches à convaincre les américains d’entrer en guerre aux côtés de l’Angleterre.
Antoine : – Il n’y a pas de place pour moi dans un monde où Hitler dominera.
Marie : – Tu prends le parti de la France sans couleur politique mais cette notoriété est récupérée par les uns et par les autres, sans prendre ton avis. Tu n’as jamais aimé que l’on décide à ta place. (…) Tu es tourmenté même si tu sembles entouré d’amis français et américains. J’ai entendu dire que tu rencontres des célébrités comme Charlie Chaplin, Jean Gabin, Marlène Dietrich, Jean Renoir et bien d’autres encore … qu’il doit être enrichissant de parler à ces gens. Il parait que tu écris toujours beaucoup, Pilote de guerre, Lettre à un otage et un livre auquel tu attaches beaucoup d’importance et qui deviendra Citadelle, j’ai hâte de te lire.
Antoine : – Une cathédrale est bien autre chose qu’une somme de pierres. Ces pierres sont ennoblies d’être pierres d’une cathédrale. Mais peu à peu, j’ai oublié ma vérité. J’ai cru que l’Homme résumait les hommes, comme la Pierre résume les pierres. Il faut restaurer l’Homme, c’est lui l’essence de ma culture. Nous avons glissé, faute d’une méthode efficace, de l’Humanité, qui reposait sur l’Homme, vers cette termitière qui repose sur la somme des individus.
Marie : – J’ai reçu à Noël 1942 un exemplaire récemment interdit par la censure allemande de « Pilote de guerre », je ne sais pas comment tu as fait pour qu’il soit édité en France et me parvienne. Tu as donc tant d’amis ? Maintenant que les Etats-Unis sont entrés en guerre, j’imagine que tu vas faire des pieds et des mains pour reprendre le combat. Même si je sais l’importance que cela revêt pour toi, je ne peux m’en réjouir. Tu vas de nouveau solliciter ta chance Antoine … »
Marie : – « Tu as rejoins tes camarades de l’escadrille de reconnaissance II/33 en Afrique du Nord comme je le pressentais. C’est peine perdue que de vouloir t’empêcher de voler pour ton pays. Les autorités françaises de tous bords essaient de t’interdire de voler. Ils invoquent ta notoriété, la limite d’âge, prétextent tes blessures … Les Américains t’accordent cependant quelques missions vers le sud de la France dont la rareté ravive en toi le désespoir.
Antoine : – Je me déteste bien trop pour me souhaiter de revenir. Je suis bien trop inconfortable dans ma vieille baraque de corps pour tenir beaucoup à cette planète. Surtout, j’ai des choses à prouver par ma guerre.
Marie : – A te prouver à toi-même sans doute. Ton escadrille suit la remontée des Alliés vers le nord, d’abord en Sardaigne, puis en Corse. L’amitié et la confiance de tes camarades doivent être précieuses au retour de tes missions. La dernière est prévue le 18 juillet 44 avant un repos bien mérité … alors pourquoi en demandes-tu une ultime ? »
Saint-Ex n’était pas un homme de parti ; il disait : « Peu importe ce que les gens racontent, ce qui m’importe, c’est ce qu’ils font. »
Dans une lettre de Saint Exupéry reproduite dans un livre sur Saint-Ex de Pierre Chevrier, j’ai trouvé ce texte qui vous donne la position de Saint Exupéry. « Je combattrai pour la primauté de l’homme sur l’individu, comme de l’universel sur le particulier.
Je crois que le culte du particulier n’entraîne que la mort car il fonde l’ordre sur la ressemblance.
Je combattrai donc quiconque prétendra imposer une coutume particulière aux autres coutumes, un peuple particulier aux autres peuples, une race particulière aux autres races, une pensée particulière aux autres pensées. Je crois que la primauté de l’homme fonde la seule égalité et la seule liberté qui ait une signification. Je crois en l’égalité des droits de l’homme entre chaque individu et que la liberté est celle de l’ascension de l’homme et que l’égalité n’est pas identité. La liberté n’est pas l’exaltation de l’individu contre l’homme.
Je combattrai quiconque prétendra asservir à un individu comme à une masse d’individus la liberté de l’homme. »
Antoine : – « Colgate, here is Dress down number six, may I take off ?
Voix neutre : – Ok, number six. You can take off.
Marie : – Il est 8h15, ce lundi 31 juillet 1944. Tu décolles pour cette ultime mission de reconnaissance en direction de Grenoble, puis plus au nord encore jusqu’à l’aérodrome d’Ambérieu, là-même où tu as connu ton baptême de l’air quand tu avais 12 ans. As-tu vu ce terrain ? Es-tu passé au-dessus du Château de Saint-Maurice-de-Rémens, la maison de ton enfance ? As-tu eu le temps de reconnaitre son parc ombragé en cette chaude journée d’été ? Vos rires d’enfants sont-ils montés jusqu’à toi ? J’aimerais tant que tu les aies entendus … Qu’as-tu fait de cette chance ? … Où t’a-t ’elle abandonné ? Je n’entends plus désormais que le silence de ton absence ».
Marie : – « J’ai conservé toutes les lettres d’Antoine. Il n’a jamais cessé de m’écrire … Elles viennent du monde entier … Je les relis souvent ».
Antoine : – « … Dites-vous, ma petite maman, que vous avez peuplé ma vie de douceur comme personne n’aurait pu le faire. Et que vous êtes le plus rafraichissant des souvenirs, celui qui éveille le plus en moi … »
Marie : – « Mon cher Antoine … Ecrire et voler, transporter ces lettres coûte que coûte au-dessus des mers, des déserts et des montagnes … Lettres d’une femme à son mari si loin, d’un grand-père à sa petite fille si proche de cœur, d’un fils à sa mère qu’il aime … et risquer ta vie pour ça ».
Petit prince : – « J’aime bien les couchers de soleil. Un jour, j’ai vu le soleil se coucher 43 fois ! Tu sais, quand on est tellement triste, on aime les couchers de soleil … »
Antoine : – « Le jour des 43 fois, tu étais donc tellement triste ? Mais le petit prince ne répondit pas »
Marie : – « Le petit prince ne répond jamais aux questions et ne cesse d’en poser ! Il est têtu comme tu l’étais, Antoine ».
Antoine : – « Vous ne pouvez imaginer cette solitude que l’on trouve à 4000 mètres, en tête à tête avec son moteur. J’aime ça, le vent et la lutte, le duel avec la tempête ».
Petit prince : – « Les hommes … ils s’enfournent dans les rapides, mais ils ne savent plus ce qu’ils cherchent. Alors ils s’agitent et tournent en rond … ».
Antoine : – « On oublie dans les villes ce qu’est un homme. L’humanité me semble être une termitière … On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de belote et de mots-croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour ».
Marie : – « C’est pourtant dans cette grande ville et pendant cette vie d’exilé que tu ne voulais pas que ton imagination à donner forme à ce petit prince blond comme les blés. La première fois que j’ai vu le dessin de ce petit bonhomme, les souvenirs de notre maison et de son parc remplis de vos rires sont revenus, si souriant ».
Antoine : – « Je suis d’un pays, celui de mon enfance. Je possède à Saint-Maurice un grand coffre. J’y engloutis depuis l’âge de sept ans tout ce que j’aime, pense et tout ce dont je veux me souvenir … Il n’y a que ce grand coffre qui ait de l’importance dans ma vie.
Marie : – « … et c’est dans ce coffre que tu enfermais aussi les couchers de soleil éteints. Et le grenier d’où tu regardais les étoiles par les trous de la toiture. Est-ce les étoiles que tu voulais rejoindre avec ton vélo à voile ? Est-ce pour mieux t’approcher d’elles que tu as volé en avion pour la première fois à 12 ans, sans ma permission ? Il est des passions qui emportent au-delà des nuages ».
Petit prince : – « Mon étoile, ça sera pour toi une des étoiles, alors, toutes les étoiles, tu aimeras les regarder … Elles seront toutes tes amies ».
Antoine : – « J’ai toujours aimé le désert. On s’assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n’entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence … C’est au fond du désert que l’on découvre le mieux ce qu’est un homme. Il y a des moments mystérieux qui nous grandissent parce que nous sommes liés les uns aux autres par un but commun. C’est ce qui grandit l’homme qui fait l’homme ».
Petit prince : – « Les hommes de chez toi cultivent cinq mille roses dans un même jardin … Et ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchent … Et pourtant ce qu’ils cherchent pourraient être trouvé dans une seule rose ou un peu d’eau … ».
Marie : – « Cette eau, tu en connais la rareté. J’ai eu si peur Antoine sans nouvelles de toi pendant quatre jours lors de ton accident d’avion dans le désert. J’ai cru te perdre … pour la première fois … ».
Petit prince : – « Ce qui embellit le désert, c’est qu’il cache un puits quelque part … ».
Antoine : – « L’essentiel, le plus souvent n’a pas de poids. L’essentiel ici, en apparence n’a été qu’un sourire. On est récompensé par un sourire. On est animé par un sourire.
Renard : – Mais si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde … Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.
Petit prince : – L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince afin de se souvenir.
Renard : – C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
Petit prince : – C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose …
Renard : – Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose …
Petit prince : – Je suis responsable de ma rose … répéta la petit prince, afin de se souvenir.
Marie : – « Et tu es reparti sur le chemin de ton devoir d’homme … je ne t’ai jamais revu ».
Antoine : – « Au moment de ma mort, comme aujourd’hui, il ne se posera pour moi qu’un seul problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ? »
Marie : – « Ce que tu leur laisses, Antoine … l’exemple riche d’une vie de pilote passionné et d’écrivain qui touche les esprits et les cœurs … Cette attention à l’autre, cet amour de la terre, des étoiles et du désert … Tu leur laisses dans tous tes ouvrages le regard d’un visionnaire humaniste et tu laisses aux hommes un petit bonhomme blond comme les blés, reparti lui aussi vers sa petite planète s’occuper de sa rose … »
Petit prince : – « Tu auras de la peine. J’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai ».
Marie : – « Antoine, tu n’as pas retrouvé au matin le corps du petit prince comme nous n’avons jamais retrouvé le tien, mais maintenant, je sais où tu es, je sais enfin qui tu es. Je comprends désormais l’émotion ressentie en voyant les premiers dessins du petit prince … ce petit prince, c’est toi. Il est l’enfant blond qui juge sans complaisance l’adulte que tu es devenu, je suis si heureuse que vous soyez amis. Alors maintenant, lorsque les nuages que tu as tant de fois survolés laissent un ciel clair, je regarde les étoiles se refléter dans la mer ».
Petit prince : – « Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d’elles, puisque je rirai dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire ».